Dernière mise à jour le 11 octobre 2024 à 14h32
Pour Loti, le « gai pèlerinage de Saint-Martial », tous les 30 juin, était une fête populaire dont il ne se lassait pas. Elle a conservé sa popularité. En en faisant
sous ce nom une nouvelle publiée en mai 1899, l’écrivain aborde l’ambivalence de ces rassemblements où parfois de sombres instincts se libèrent.
(Pierre Loti, Nouvelles du Pays Basque, Kilika, 2023, pp. 191-198 et pp. 240-241)
La San Marcial.

« […] Voici Hendaye, ressuscitée par le chemin de fer, qui grandit et deviendra bientôt une ville frontière : nous n’avons que le temps de renouveler nos provisions de cigares et de tabac ; le train se met en marche et nous voilà sur le pont international jeté sur la Bidassoa pour unir la France à l’Espagne ; encore quelques tours de roue et nous descendons de voiture à la barbe des gendarmes et des carabiniers espagnols, qui nous laissent passer sans encombre, ne soupçonnant en nous ni des conspirateurs, ni des contrebandiers. L’omnibus de la fonda est dans la cour de la gare ; vite nous y montons et aussitôt le cocher de crier, de taper après ses mules qui prennent le galop et trouvent le moyen de nous faire cahoter affreusement sur la superbe avenue qui relie la gare à la jolie ville d’Yrun. Nous avons encore le temps de visiter la belle église de Notre-Dame-des-Joncs, l’hôtel de ville, et de parcourir les principales rues pendant qu’on nous prépare un excellent dîner auquel nous allons faire honneur ; ensuite nous irons au Casino où le plus bienveillant accueil nous sera fait par la jeunesse hospitalière de la ville ; l’heure du repos viendra nous surprendre et nous voudrons nous préparer par le repos aux fatigues du lendemain. Douce illusion bientôt évanouie. En effet, à peine le sommeil s’est-il emparé de nous, que nous sommes réveillés en sursaut par des fanfares, des chants, des cris, qui vont se répétant et augmentant sans cesse de discordance et d’intensité : c’est le feu, dites-vous, c’est la ville prise d’assaut par quelque bande carliste : ah ! bien oui ; ce sont les habitants de Fontarabie, de Vera, d’Echalar, de Goizueta, d’Oyarzun, de Renteria, qui arrivent en bandes nombreuses se grouper à Yrun pour partir aux premiers rayons de l’aurore pour l’ermitage de San Marcial.
Réveillés comme nous, les habitants d’Yrun sortent de leurs maisons et vont grossir la foule : la place de la Constitution, les rues environnantes, tout est encombré ; et ce sont des éclats de rire, des interjections, des refrains, des applaudissements, des murmures, en attendant le jour qu’on a hâte de voir paraître. Les uns sont à cheval, les autres à dos de mulet, le plus grand nombre à pied : hommes, femmes, enfants, tout cela, pêle-mêle, se presse, se heurte, se pousse, se complimente, s’injurie, danse, saute, gambade et crie à pleins poumons.

Mais le jour a paru, et aussitôt le silence le plus profond se fait dans la foule turbulente ; le moment du départ est arrivé, et au désordre le plus échevelé succède comme par enchantement le calme et le recueillement.
Monté sur un cheval richement harnaché et sur les flancs duquel se prélasse une double besace abondamment garnie de victuailles, un prêtre du pays ouvre la marche, et tout le monde de le suivre gravement par les sentiers de la montagne sous les chênes aux vastes ombrages. Une heure suffit pour effectuer l’ascension et atteindre l’ermitage ; les arrivants vont successivement se prosterner dans la petite chapelle et ressortent aussitôt pour faire place à ceux qui les suivent ; ce défilé dure longtemps et nous permet de constater que des précautions plus que suffisantes ont été prises par chacun des pèlerins afin de n’avoir point à souffrir de la soif ou de la faim pendant la journée : les besaces que ces bonnes gens portent sur l’épaule regorgent de vivres que le contenu des outres les aidera sans doute à digérer.
Enfin ils sont arrivés ; la cloche se fait entendre, le prêtre est à l’autel revêtu de ses ornements ; tous ceux qui peuvent tenir dans la chapelle, et même davantage, y restent ; les autres s’agenouillent sur le plateau tout autour de l’ermitage : la messe commence et elle est dévotement suivie par celte foule prosternée. Aussitôt après, les jeunes gens, armés de vieux fusils, de trabucos, de pistolets à pierre, se partagent en deux camps : une position déterminée est attaquée, défendue, prise, enlevée, reprise aux applaudissements de ce public enthousiaste que l’odeur de la poudre, la détonation des armes à feu, les cris des assaillants enivre et transporte : les alliés sont battus comme à l’ordinaire, mais le son du tambourin les arrête dans leur fuite et leur annonce que le simulacre de combat est terminé et qu’il ne reste plus qu’à célébrer dignement la victoire des enfants du Guipuzcoa, par les danses et le festin.
Les jeunes filles du Guipuzcoa ont déjà attaché à leur ceinture les bouts flottants de leurs châles rouges, jaunes ou orangés ; leur jupe est relevée à la hauteur du genou ; les longues tresses de leurs cheveux rasent le sol ; et les mains sur les hanches elles semblent jeter un regard de défi à leurs hardis danseurs. Le Basque a resserré les attaches de ses sandales, sa taille est bien tenue par sa large ceinture, son fidèle makila est suspendu à son poignet, il vient de pousser le redoutable cri national que répètent à l’infini les échos d’alentour : les tambourins peuvent commencer, ils ont là des danseurs infatigables. La danse du pays présente du reste un mélange rare de sauvagerie et de décence, d’exubérance et de candeur, de délire et d’impassibilité, qui lui imprime un caractère tout particulier, plein de surprises et d’originalité. Le Basque et la Basquaise danseraient toujours, dirait-on, à les voir se livrer pendant des heures entières, sans fatigue apparente, à ces sauts, à ces contorsions, à ces cris que rien ne saurait imiter.

Mais on ne vient pas à la fête de San Marcial que pour entendre la messe, voir la déroute des lansquenets et danser à outrance ; on y vient aussi et surtout pour le festin sur l’herbe, à l’ombre des ajoncs et des genêts d’Espagne. Oh ! c’est plaisir de les voir par groupes, par familles, par quartiers, par villages, assis de ci, de là, éventrer leurs besaces et dégonfler leurs outres ; et l’on se dit que si les jambes sont bonnes, les estomacs n’ont rien à leur envier, Comme on boit, comme on mange, quels appétits, quelle capacité ! mais aussi quelle joie, quel entrain, quelle franche gaieté, quelle bonhomie !…
Et après le repas, qui dure autant qu’il y a de provisions, les danses recommencent et se prolongent jusqu’à la nuit, toujours aussi bruyantes, toujours aussi animées.
Quand la nuit est venue, un feu d’artifice tiré sur la place d’Yrun dit aux retardataires qu’il est temps de redescendre dans la plaine et de rentrer chacun chez soi. Aussitôt la dégringolade commence ; on avait mis une heure pour la montée, dix minutes suffisent pour la descente ; on court, on se poursuit, on glisse, on tombe, on roule, on se ramasse en tout ou en morceaux ; enfin on arrive éreinté, essoufflé, rompu, fourbu ; et l’on est content, gai, radieux : et l’on conserve un précieux souvenir de la fête de San Marcial, et l’on en parlera jusqu’à l’année prochaine qu’on y retournera pour y danser, boire, manger et s’amuser de même…. si DIOS QUIERE.
P. Mariader, L’Indicateur de Biarritz, St-Jean-de-Luz, Guéthary et Cambo du 7 juillet 1870
